Commissariat et texte : Giulia Turati
Pour son exposition personnelle à la Halle, Delphine Dénéréaz ouvre un nouveau chapitre dans ses recherches formelles et thématiques. Elle quitte pour un temps les compositions inspirées des cultures urbaines ou d’éléments fictionnels pour se concentrer sur un imagier davantage bucolique et contemplatif.
Ainsi Le murmure des simples suggère le vent qui souffle dans les hautes herbes, un moment de calme dans la nature, un temps suspendu, le parfum d’une fleuraison… Avant même d’avoir vu les œuvres, le titre évoque un certain lyrisme et laisse surgir des images mentales suggestives.
Il se réfère aussi à une manière ancienne, peut-être plus respectueuse et holistique, de cultiver des espèces végétales et des fleurs qui « font du bien ». Ici encore, comme souvent dans l’approche de Delphine Dénéréaz, la rêverie de l’esprit et le geste de la main ne font qu’un.
Ce nouveau projet est donc inspiré des plantes médicinales et des cultures médiévales. L’exposition offre un parcours immersif, parsemé de tapisseries aux allures de planches botaniques et d’installations plus envoutantes ou intimes. Jouant avec un imaginaire lié au jardin ou à l’univers domestique, l’artiste pose un décor paisible qui appelle à « prendre soin » et à la quiétude.
L’exposition s’ouvre avec deux ensembles de tapis de lirette (Le petit jardin et Les planches) qui, avec le faste propre aux tapisseries d’apparat, propose des images de plantes et des scènes champêtres. L’image ne se saisit pas en surface, à même le tressage. C’est sa structure interne. Les simples ou simples médecines (simplicis medicinae ou simplicis herbae selon ses appellations latines) étaient le nom donné au Moyen Âge aux plantes médicinales. La médecine médiévale était en effet basée sur les vertus de ces herbes. Cette pratique de culture tend aujourd’hui à disparaître. Afin de valoriser ces savoir-faire, ce type d’herboristerie est désormais à l’inventaire du patrimoine national culturel immatériel.
L’entrelacement des lirettes, qui lui confère une puissance visuelle et symbolique. Avec une iconographie qui rappelle celle des illustrations naturalistes ainsi que celle des paysages fantasmés de l’Arcadie, l’artiste joue tant sur les références que sur leur anachronisme hors de contexte. De même, les supports d’accrochage sont autant des détails qui surprennent que des signes qui ouvrent à d’autres imaginaires. Ils apportent la douceur d’un geste qui soutient et des inscriptions énigmatiques de potions ensorcelantes.
Si elles n’étaient pas tracées au laser sur du Plexiglas, on pourrait croire à des épigrammes tirés d’une gravure ancienne. Encore une fois, l’artiste se place dans un temps suspendu et universel où les repères se confondent.
Plus loin, c’est dans une serre à l’éclairage froid qu'on retrouve des plantes luxuriantes, domestiquées et sauvages à la fois. Dans Les fleurs continuaient de pousser, l’artiste exagère le motif floral et végétal pour créer différents plans qui se juxtaposent et fusionnent. Le public y pénètre, mais il peut les observer d’un seul point de vue. Paradoxe ultime de cette installation qui s’érige entre un espace refuge et une zone de liberté.
Le parcours se termine dans une chambre à coucher, le lieu de l’intime par excellence. Là où on se repose, on rêve, on s’aime, on se soigne… Cette chambre est La chambre de Chloé, à la beauté fragile, qui mourra d’un nénuphar dans les poumons. La fleur est ici pharmakon, poison et remède à la fois.
L’entrelacement des tissus forme une douce couverture qui mélange des matériaux synthétiques à d’autres naturels ou encore métalliques. Les taches de couleur font penser à un étang avec des plantes flottantes. Le motif floral se démultiplie et se distord devenant kaléidoscopique. Pour réaliser ce tissage, l’artiste a créé un métier à partir du cadre du lit. L’œuvre est son support, l’outil est l’œuvre.
Audacieuse, l’exposition surprend par le tressage habile qui se dresse dans chaque pièce et par la générosité de la proposition. Une manière, peut-être, de rompre avec les idées reçues et, par ailleurs, affirmer une fabrication manuelle puissante dans la modestie du geste. En effet, d’une part, les paradigmes classiques des beaux-arts imposaient une maitrise technique vertueuse dont l’apothéose serait la main humaine qui l’a accomplie. D’autre part, une partie de la production en art contemporain bascule dans un autre type de minutie et précision exploitant les avancées technologiques ou des objets manufacturés pour « faire œuvre ».
Aujourd’hui revendiquer le « faire » dans le champ de la création a donc une portée qui touche à une forme de critique sociale. Derrière ces volumes qui séduisent, Le murmure des simples est alors une invitation à prendre du recul, à ralentir. Nous évoluons dans une société où aucune matière ne nous est donnée à l’état brut. Tout est transformé, raffiné ou conceptualisé. Nous saisissons ce qui nous entoure par le biais d’images ou par les constructions du langage. Delphine Dénéréaz ouvre ainsi la porte à une « sensibilité tactile », pour un retour à des expériences essentielles, fondamentales, non médiées — qu’elles soient ancrées dans le réel ou qu’elles surgissent dans nos imaginaires.